REPERE : Les raisons du malaise en outre-mer

Repère

Les raisons du malaise en outre-mer

Le Monde.fr LEMONDE.FR | 27.02.09 | 19h34 • Mis à jour le 28.02.09 | 12h58


Les départements d'outre-mer (DOM) s'embrasent. Après la Guyane, qui protestait en novembre contre le coût de l'essence, la Guadeloupe est bloquée depuis fin janvier par les grèves, tout comme la Martinique, entrée dans la danse en février. Les DOM figurent parmi les territoires les plus pauvres de l'Union européenne. Mais derrière les revendications économiques des manifestants apparaissent les blessures d'un passé tumultueux. En théorie, les DOM sont des départements – presque – comme les autres. Mais leur histoire douloureuse et les vestiges du colonialisme toujours présents dans leur société sont mal connus en métropole.

 

Le poids de l'esclavage

Les sociétés ultramarines restent profondément marquées par l'empreinte de l'esclavage, qui a permis aux sociétés coloniales de prospérer sur la très lucrative culture de la canne à sucre. Au total, quatre millions de personnes ont connu l'état de servitude dans les colonies françaises. L'esclavage a été aboli deux fois : une première fois en 1794, avant d'être rétabli huit ans plus tard par Napoléon Bonaparte, puis le 27 avril 1848, par la IIe République – définitivement cette fois-ci. Paris a toutefois fait le choix de perpétuer les fondations du système esclavagiste, maintenant des relations commerciales "exclusives" entre les colonies et la métropole et en décourageant l'autosuffisance alimentaire à travers le soutien à la monoculture sucrière. Et pour pallier le besoin de main-d'oeuvre au lendemain de l'abolition de l'esclavage, la France a fait venir des travailleurs "contractuels" d'Inde ou d'Afrique, créant de nouvelles formes de subordination.


Une émancipation inachevée


En 1946, les Antilles accèdent au rang de départements. Toutefois, l'"assimilation" politique engagée par le biais de la départementalisation ne s'accompagna pas d'une véritable émancipation économique et sociale. Ce qui fait dire à Aimé Césaire, en 1971, dans

Le Monde, que "la départementalisation, [qui] devait être l'égalité des droits, ne le fut pas. Le nouveau système est devenu encore plus colonialiste que l'ancien. Peu à peu, il a sécrété ses privilégiés : ceux qui vivent de lui, les fonctionnaires, les grosses sociétés, le 'lobby' antillais qui pèse sur le pouvoir". Dans la foulée de la publication des Damnés de la terre, en 1961, par le psychiatre martiniquais Frantz Fanon, les revendications indépendantistes se font vives dans les DOM. Celles-ci sont attisées par l'émancipation, en 1962, des Antilles britanniques vives dans les DOM. Celles-ci sont attisées par l'émancipation, en 1962, des Antilles britanniques voisines (Jamaïque et Trinité-et-Tobago). Le "mon Dieu, que vous êtes Français", lancé par Charles de Gaulle à la foule martiniquaise, à Fort-de-France en 1964, n'y fait rien : les années 1960 et 1970 sont marquées par l'instabilité sociale. En mai 1967, de violentes émeutes et leur répression policière ensanglantent Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, faisant officiellement sept morts (aujourd'hui, on parle de 87 de morts), tandis qu'en mars 1971, de violentes échauffourées éclatent à Basse-Terre, après trois mois de grève générale. La métropole éteint les braises, mais ne résout pas les problèmes de fond.

 

Coût de la vie


Difficile d'évaluer précisément l'écart de prix entre les territoires d'outre-mer et la métropole. Les études à ce sujet font cruellement défaut, l'Insee ne disposant d'aucune statistique sur ce point. Tout juste sait-on que l'inflation a été plus forte dans les DOM qu'en métropole, atteignant notamment 2,4 % en 2007 en Martinique, contre 1,5 %, en France métropolitaine. L'Etat tient compte en tout cas de la "vie chère" dans les DOM, puisque les fonctionnaires qui y sont mutés disposent d'une prime augmentant leur salaire de 40 %. La fiscalité particulière de ces territoires rend certains produits, notamment ceux importés de métropole, particulièrement onéreux. Les DOM ne font pas partie du territoire fiscal de la France et sont considérés comme des territoires d'exportation par la métropole et l'UE. Les produits importés sont ainsi soumis à une taxe d'"octroi de mer" fixée par les conseils généraux, en fonction de la catégorie de produit. Pour les produits cosmétiques, par exemple, cette taxe représente 30 % du montant TTC. L'octroi de mer est censé protéger les entreprises locales en surtaxant tout ce qui vient d'ailleurs, mais il fait grimper vertigineusement les prix des produits d'importations, déjà soumis à des frais d'embarquement, de débarquement et de fret maritime.


Une production peu diversifiée


Durant des siècles, Paris a découragé la diversification économique de ses colonies, ne favorisant que la culture de la canne à sucre. Aujourd'hui encore, l'agriculture constitue l'essentiel de l'activité économique des DOM, comme le relevait le sénateur Roland de Luart dans son

rapport de 2003 sur le projet de loi de programme pour l'outre-mer. "Les productions sont très spécialisées, notamment la banane, le rhum et le sucre, et tournées vers l'exportation." Avec le tourisme, l'autre principale source de revenus dans les Antilles, l'économie antillaise repose sur des activités fortement soumises aux aléas climatiques et très dépendantes des relations avec la métropole.


Par ailleurs, l'économie des DOM repose largement sur le secteur public, qui y emploie un nombre d'agents très important. La proportion de la fonction publique au sein de la population active est ainsi de 37 % en Martinique et 40 % en Guyane, contre 26,3 % en métropole, selon les chiffres de l'Insee.


Autres fragilités : l'étroitesse des marchés locaux et les difficultés de financement des entreprises, les banques étant réticentes à financer des entreprises situées dans des territoires où le risque est perçu comme plus important. Le point positif des économies ultramarines reste toutefois le dynamisme de sa population, et ce malgré un niveau de formation inférieur à celui constaté en métropole. Les DOM population, et ce malgré un niveau de formation inférieur à celui constaté en métropole. Les DOM compensent cette faiblesse par une population plus jeune en moyenne qu'en métropole. Le taux de création d'entreprise est ainsi relativement élevé – de 18,2 % par exemple à la Réunion, pour une moyenne nationale de 11,1 %.


Les aides de la métropole


Les mesures fiscales mises en place par l'Etat, censées accélérer le développement de l'économie locale, ont en réalité surtout contribué à enrichir quelques grosses fortunes locales, creusant les inégalités. La vingtaine de dispositifs fiscaux – qui représentent un coût de 3,3 milliards d'euros au budget 2009 – n'ont guère fait la preuve de leur efficacité, quand ils ne produisent pas d'effets pervers. Ainsi le coût de la défiscalisation en matière de logement n'a cessé de croître (230 millions d'euros en 2008, soit + 27 % en deux ans), avec pour effet pervers de mettre en panne la construction de logements sociaux au profit du logement libre et de renchérir les prix des terrains. Au total, l'effort global de l'Etat en faveur de l'outre-mer se monte à 16,7 milliards d'euros en 2009. Près de 4 milliards de plus sont programmés pour la période 2007-2013 dans le cadre de la "politique de cohésion" de l'Union européenne. Avec un produit intérieur brut (PIB) inférieur à 75 % de la moyenne européenne (67,3 % pour la Guadeloupe), les départements d'outre-mer peuvent bénéficier de mesures dérogatoires. Mais pour de nombreux élus locaux, le maintien sous perfusion des économies ultramarines est loin de répondre à l'urgence sociale de ces territoires.


Une situation sociale explosive


On comptait 22,7 % de chômeurs en Guadeloupe en 2007, 21,2 % en Martinique, 24,2 % à la Réunion, contre 8,5 % pour l'ensemble de la France selon les données de l'Insee. Mais surtout, le chômage de longue durée y est très prégnant. Ainsi, plus de la moitié des sans-emploi guadeloupéens le sont depuis plus de trois ans. La proportion de RMistes est elle aussi alarmante (19,4 % par exemple en Guyane, contre 3,4 % en métropole). Dans son

rapport sur l'outre-mer, le sénateur Du Luart note ainsi que les forts taux de chômage en outre-mer s'expliquent par le décalage entre une croissance économique plus importante qu'en métropole et une évolution démographique encore plus forte – en un siècle, la population ultramarine est passée de moins de 600 000 personnes à plus de 2,4 millions aujourd'hui.


Au-delà de ces statistiques, le mouvement de protestation qui secoue les Antilles signale surtout le rasle-bol de la population face à une structure sociale héritée du colonialisme, basée sur la "pwofitasyon", dans laquelle la richesse est concentrée entre les mains de quelques grandes familles de "békés". Pour Christiane Taubira, députée divers-gauche de Guyane, la situation dans les DOM

"frôle l'apartheid social".

 

Depuis le début des manifestations en Guadeloupe, le collectif LKP évite d'évoquer la question du statut de l'île et son maintien dans la République. Pourtant, malgré la révision constitutionnelle de 2003 – qui avait notamment entériné la suppression des TOM (territoires d'outre-mer) au profit de

"collectivités territoriales" fixant elles-mêmes leurs règles de gouvernement –, la question du lien avec l'Etat reste posée. Les quatre DOM – Martinique, Guyane, Guadeloupe et Réunion – sont gérés par un conseil général et un conseil régional, dont les compétences sont identiques à celles des structures de la

métropole. Mais en raison de la faiblesse de leurs ressources propres, notamment fiscales, ces collectivités présentent une dépendance accrue à l'égard de l'Etat.


En décembre 2003, la Guadeloupe a rejeté par référendum à près de 73 % la création d'une collectivité unique se substituant à la région et au département. A l'époque, ce vote avait été interprété comme un attachement au statut de DOM et à la France, et donc comme la fin de la tentation indépendantiste. La Martinique avait elle aussi rejeté cette possibilité à une courte majorité (50,48 %). Depuis cette date, le débat sur l'évolution du statut et la responsabilité locale a été enterré. Or, plusieurs analystes relèvent que dans la crise actuelle, l'un des points-clés est le problème de la domiciliation de la décision politique.


Ainsi, le mouvement LKP exprime une quête identitaire qui ne peut se réduire aux revendications sociales. Le slogan

"La Gwadloup sé tan nou, la Gwadloup a pa ta yo" ("La Guadeloupe, c'est à nous ; la Guadeloupe, c'est pas à vous"), qui rythme les cortèges depuis le début du conflit, marque cette émergence identitaire. En annonçant, le 19 février, la convocation d'"Etats généraux de l'outre-mer", Nicolas Sarkozy semble avoir entendu ce besoin de réétudier le lien entre la République et ses DOM.


Reste à savoir quelles propositions sortiront concrètement de ces Etats généraux.

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